Par Diane Theunissen
Il y a quelques semaines, un courriel intitulé [Rapport 2023] Où sont les femmes et les minorités de genre dans les festivals ? atterrissait dans ma boîte mail. Au menu : une représentation chiffrée de la présence des femmes et minorités de genre au sein des programmations de festivals en Fédération Wallonie-Bruxelles. Une analyse détaillée signée Scivias, qui, grâce aux données de 36 festivals tels que Dour, Esperanzah!, FrancoFaune ou encore les festivals Musique3 Bruxelles et Brabant Wallon, fait l’état des lieux de l’accès genré aux scènes musicales. Malgré une belle avancée par rapport à l’année dernière, le verdict reste salé, voire piquant : cette année, tandis que les hommes sont à la tête de 66% des projets programmés sur l’ensemble des festivals, les 34% des projets restants sont menés par des femmes. Les genres non-binaire, transgenre et a-genré ne comptent que pour 0,3%. Face aux chiffres de 2022, on pourrait dire qu’il y a de l’espoir. Mais l’espoir, ça va deux minutes. Au lieu de pleurer sur mon sort et celui de toustes mes adelphes, je me pose les questions suivantes : comment peut-on repenser le secteur musical dans sa globalité afin d’augmenter la représentativité des artistes femmes et issu·es de minorités de genre ? Que faire pour tendre vers des programmations réellement paritaires ? Quelles sont les initiatives et leviers à mettre en place pour encourager les artistes femmes, non-binaires, transgenre et a-genré·es à se produire sur scène ? Afin de tenter de répondre à ces questions, je suis allée à la rencontre de plusieurs professionnelles du secteur musical belge.
Collaboration, réseau et entraide
Juliette Demanet évolue dans le secteur musical depuis plusieurs années. En parallèle de son poste de label manager au sein de la maison de disques Luik Music, elle fait partie intégrante de l’équipe du Micro Festival, le festival liégeois qui, chaque été, fait la part belle aux musiques alternatives. “Une solution que j’envisage en tant que responsable de label et membre d’une équipe organisatrice d’un festival, c’est de collectiviser la manière de sélectionner les groupes,” me glisse-t-elle. “L’idée, c’est d’enrichir la proposition qui arrive à nous via un réseau professionnel différent de celui qui est évident”. Pour ce faire, Juliette et ses comparses favorisent les échanges avec les professionnel·les sensibles aux questions d’égalité, et se rapprochent de réseaux plus inclusifs. “En tant que femmes et personnes issues de minorités de genre, on est invisibilisé·es au sein des événements de networking classiques : on n’a pas l’occasion d’y aller parce que souvent, c’est le patron de la structure, le responsable, qui se déplace. Du coup, on n’est jamais identifiées, parce qu’on a des rôles plus invisibilisés. Créer des opportunités de networking entre nous, ça va nous aider,” affirme-t-elle. “Quand tu commences, tu ne comprends pas trop en quoi ça consiste, mais après quelques années, tu captes que ces drinks qui ont l’air assez anodins, ils font que tu existes, qu’on pense à toi quand il s’agit de programmer, etc. Tu es identifiée, et évidemment, ça débouche sur des opportunités”. En rejoignant des réseaux professionnels inclusifs comme le programme de mentorat Les Lianes, Juliette parvient à échanger avec des personnes impliquées, désireuses — elles aussi — de changement. De ces échanges naissent une effervescence, une énergie nouvelle et contagieuse qui pousse à la création, à l’entraide et à la collaboration : entre la co-curation, les panels de discussion et la genèse de nouveaux collectifs, les projets fleurissent. “Il faut encourager toutes ces initiatives, et être présente à chaque fois qu’il y a un événement qui vise à empouvoirer les femmes. Il faut profiter de ce réseau et de son énergie,” ajoute Juliette. “C’est ce réseau-là qu’il faut privilégier, et mettre plus d’énergie dedans pour que les opportunités se créent au sein de ce réseau-là et plus uniquement dans le réseau des hommes blancs. Pour moi, c’est l’outil le plus concret et le plus puissant”.
Programmer les artistes en haut de l’affiche, et pas qu’en bas
Sur scène, les artistes ont l’occasion de créer un lien direct avec leur public et de gagner en visibilité. C’est notamment grâce à cette visibilité qu’iels pourront, par la suite, développer leur projet musical et se professionnaliser. Au-delà de veiller à la parité de genre, il est donc indispensable de programmer les artistes femmes et issu·es de minorités de genre à des horaires intéressants, qui les mettent réellement en avant. “Derrière les chiffres, il y a parfois une différence de traitement : sur certaines affiches paritaires, toutes les femmes sont programmées en ouverture de scènes, par exemple,” souligne Juliette. Afin de faire face à ce type de déséquilibre, le festival FrancoFaune a mis en place un système pour le moins novateur : “À FrancoFaune, on ne parle pas de premières parties, mais plutôt de co-plateaux : ça n’arrive quasiment jamais qu’un·e artiste de plus grande renommée soit programmé·e seul·e. Iel est, la plupart du temps, programmé·e aux côtés d’un·e artiste qui a besoin de visibilité. Du coup, ça crée tant une rencontre entre les artistes qu’une rencontre entre les artistes et leurs publics. C’est un cercle vertueux qui va dans tous les sens : les deux artistes ont la même valeur, il se fait juste que la renommée est autre,” explique Céline Magain, co-directrice et programmatrice du festival.
Équipes genrées pour programmations diversifiées
“À FrancoFaune, ça fait plusieurs années qu’on pense aux questions de parité. On a commencé avant même que toute la problématique soit au cœur de la société et des débats,” explique Céline. Établi sur une co-direction paritaire avec à sa tête un homme et une femme, le festival bénéficie d’un large éventail de points de vue, renforcé par les connaissances et les expériences de personnes issues d’horizons différents, concernées par des problématiques bien singulières. Tout comme Céline, Julie Calbete, programmatrice des festivals Musique3 Bruxelles et Brabant Wallon, ne jure que par la diversification des équipes organisationnelles. “Dans les équipes, on est beaucoup plus de femmes que d’hommes. Et au niveau des programmations artistiques, on est presque à du 50-50,” explique-t-elle. Julie et son équipe le prouvent : en mettant sur pied des équipes de programmation genrées et intergénérationnelles, on ouvre son champ de vision, on apprend les un·es des autres, et on tend vers plus d’inclusivité. “Il faut collectiviser les avis et donner la parole à chaque membre de l’équipe. C’est essentiel,” ajoute-t-elle. Comme le souligne le rapport de Scivias, les festivals de musiques classique et contemporaine révèlent en effet des équipes de programmation en moyenne plus paritaires, avec 50% de programmatrices et 50% de programmateurs. “Dans l’équipe, on est un groupe de trois. Il y a Flavia, Julien et moi. On vient toustes de milieux différents, on n’a pas toustes le même âge, mais il y a vraiment un naturel qui fait que rien ne pose question à personne. On se soutient à fond dans nos choix”.
Empouvoirer les femmes et minorités de genre, un travail collectif
Dans le secteur de la musique, les artistes se développent rarement seul·es. Formées de plusieurs corps de métiers tels que des manager·euses, des bookeur·euses ou encore des attaché·es de presse, les équipes qui entourent les musicien·nes, chanteurs, chanteuses, DJs ou encore producteur·ices sont solides, et leur permettent de se consacrer pleinement au développement de leur projet musical. Bien sûr, ce soutien permet également aux artistes de renforcer leur crédibilité vis-à-vis de l’industrie, et de continuer à aller de l’avant. Selon Juliette, il est essentiel que chaque corps de métier s’investisse auprès des artistes femmes et issu·es de minorités de genre afin qu’iels puissent développer leur projet de façon professionnelle, se sentent légitimes et trouvent la motivation de persévérer. “Mon travail de label, c’est un maillon de la chaîne. Moi, je ne peux pas tout faire toute seule : il faut qu’il y ait un peu de bagage, un peu de promo, qu’il y ait quelques partenaires (booking, management, etc.). À ce moment-là, je peux débarquer avec un peu plus de confiance pour ne pas travailler dans le vide,” explique-t-elle.
Et pourquoi pas des quotas ?
“Au début, j’étais assez mitigée sur les quotas. Maintenant, je pense que le fait de mettre certaines obligations permet de créer des déclics chez les gens, qui doivent alors se creuser les méninges pour y arriver,” confesse Céline. Souvent décriés de par leur caractère imposé, les quotas vont bien plus loin qu’une simple obligation : selon Céline, ils permettent de créer l’habitude, et de normaliser les pratiques. “Je ne programme jamais une artiste juste parce que c’est une femme. C’est plutôt parce qu’à un moment, dans son projet, je vois quelque chose de pertinent. Mais ça ne veut pas dire que c’est à mon goût, parce que mon boulot ce n’est pas de programmer que ce que j’aime. Mon boulot, c’est aussi de programmer des projets qui vont être pertinents pour le festival,” souligne-t-elle. Selon Julie, le danger, c’est la récupération. “C’est ce qu’on peut faire de pire. Mais c’est à ça que, collectivement, on peut veiller. À ce qu’il n’y ait pas d’instrumentalisation pour un pouvoir quelconque,” déclare-t-elle.
Ce n’est pas un scoop : en Fédération Wallonie-Bruxelles, les lineups des festivals sont loin d’être paritaires. Les inégalités liées au genre persistent et les artistes femmes, non-binaires, transgenres et a-genré·es ne bénéficient pas (encore) d’une représentation professionnalisante et empouvoirante. Heureusement, nous pouvons initier le changement en mettant en place plusieurs systèmes, initiatives et pistes d’évolution : cultiver l’entraide et la collaboration via des réseaux alternatifs, diversifier les équipes de programmation afin de brasser les avis, les connaissances et les opinions, s’empouvoirer les un·es les autres lors d’événements inclusifs, repenser les programmations en termes d’horaires et de visibilité ou encore renforcer les quotas, les solutions existent. À nous de les mettre en pratique !