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Par Caroline Bertolini

La problématique de la représentation des femmes au sein de la musique prend de plus en plus d’ampleur dans le débat public en Belgique. Pour creuser un peu plus, nous avons décidé de nous intéresser à un genre souvent vu comme sexiste, parfois à tort, parfois à raison : le rap. Afin de déconstruire les stéréotypes du rap, nous avons interviewé Eloïse Bouton, fondatrice et rédactrice en cheffe du média Madame Rap, entièrement destiné à la visibilité des artistes rap femmes et LGBTQIA+. 

Bonjour Eloïse ! Pour introduire un peu, peux-tu nous expliquer comment t’est venue l’idée de lancer Madame Rap ? 

Alors, l’idée est venue du constat que moi, en tant qu’amatrice de rap, j’avais toujours écouté des rappeuses depuis les années 90 et je ne comprenais pas que ça ne se retrouve pas dans les médias grand public ou les médias spécialisés, dans les festivals, à la radio, etc. C’est la première chose. La seconde, c’est l’envie de déconstruire certains préjugés qui consistent à penser que le hip-hop et le rap sont des espaces hyper hostiles aux femmes, hyper sexistes, très violents pour elles (et pour les LGBT+ aussi). Ce seraient des espaces dans lesquels ils ne peuvent pas s’exprimer ou des outils d’expression desquels ils ne peuvent pas s’emparer. Moi ça m’a semblé être plutôt le contraire donc j’avais envie de déconstruire ça. Et en tant que militante féministe et LGBT+, montrer que le rap n’est pas la musique la plus sexiste ou la plus homophobe qui existe. Oui, on peut être féministe et aimer le rap, comme on peut être féministe et aimer plein d’autres choses. Quand on est féministe, toute la société est sexiste donc c’est difficile parfois de composer avec ça et ce n’est pas pire dans le rap que dans d’autres domaines. Enfin, évidemment, la dernière raison c’est de visibiliser plein d’artistes qui à mon sens méritent tout autant que leurs collègues masculins d’être connues au moins du grand public, après pas forcément appréciées mais au moins savoir qu’elles existent c’est important. 

Combien de personnes sont actuellement dans la base de données du site ? Comment sont-iels sélectionné·es ? 

Il y en a environ 2780. C’est moi qui fais de la veille et qui les ajoute dès que je peux. Ce que je me suis fixée, c’est que pour être répertoriées, il faut qu’elles aient publié au moins un morceau/travail. Ça peut être un freestyle, un clip, un morceau peu importe, mais en tout cas qu’il y ait quelque chose qui soit rendu public, que ce soit en physique ou en digital. Dès qu’il y a un morceau, je relaye et je répertorie. J’essaye quand même un minimum de respecter un critère basique de professionnalisation, même si elles ne sont pas professionnelles mais en tout cas de compétences, même si c’est très subjectif. Souvent ça va de pair avec le fait de publier un morceau. Quand des artistes ont enregistré un morceau de façon professionnelle ou semi-pro, qu’elles diffusent sur les plateformes, c’est quand même un minimum carré. C’est rare que ce soit complètement à côté. 

Penses-tu que la sous-représentation des femmes au sein des équipes médias peut avoir un impact sur la sous-représentation des femmes sur la scène rap ?

Oui complètement. Si on est dans un entre-soi, on va parler à cet entre-soi. Ça se reproduit dans tous les domaines, par exemple les blancs qui parlent de blancs, et qui s’adressent aux blancs. On reste dans ce schéma-là et en France, le problème principal, c’est celui-là. Aujourd’hui les médias rap ou les comptes sur les réseaux sociaux sur le rap sont à 90% gérés par des hommes cisgenres, qui parlent à leurs potes, et ils sont fans donc il y a aussi cette attitude de pas vouloir froisser les stars du rap, voire les côtoyer, voire être reconnus, adoubés. Donc on parle des gens connus, on parle de ce qui marche aussi pour faire des vues, mais qu’est ce qui marche ? Ce sont des hommes donc c’est aussi un cercle vicieux. C’est principalement pour ça que j’ai créé Madame Rap. Parce que s’il y avait cette parité ou cette équité dans les médias rap, ou plus mainstream, je n’en aurais pas ressenti le besoin. Parce que j’étais aussi lectrice de ces médias pendant des années et je n’y trouvais pas mon compte. Il y a le fait de choisir de parler des artistes et des sujets traités, mais aussi un ton et une manière d’aborder les choses. On se rend compte à un moment donné qu’ils ne parlent jamais des rappeuses et quand ils en parlent, c’est de manière sexiste pour objectifier. Quand ils parlent des rappeuses c’est super cliché. Donc il y a un réel problème dans les équipes qui composent ces médias-là. Au-delà de la parité dans les équipes, c’est aussi qui est [au poste à] responsabilité. C’est hyper important pour que les concernées prennent en main et initient des projets où ils et elles contrôlent tout. C’est-à-dire que c’est important qu’il y ait des structures faites par des personnes queer et pour les personnes queer par exemple. De structures faites par des femmes pour des femmes mais qu’elles gèrent tout et qu’elles ne soient pas au service d’hommes. Qu’elles aient aussi la liberté totale de contenus, parce que ce sont les premières concernées. Quand on s’adresse à des personnes dont on ne connaît pas les problématiques, il y a un problème. On atteint vite ses limites, parce qu’avec toute la bienveillance possible, même si on se renseigne à fond, il y a des choses qu’on ne pourra jamais appréhender. Il faut donner la parole aux concernés et ce sont les concernés qui doivent monter leur propre structure, même si c’est dur économiquement, etc. Je crois vraiment à ça. 

Est-ce qu’avoir plus d’hommes qui parlent de femmes rappeuses dans les médias, ne serait pas aussi une solution ?

Pour moi c’est les deux en fait. Le changement ne viendra pas à la base des personnes non-discriminées. Donc c’est aussi à eux de déconstruire des choses et d’arrêter d’ignorer une partie de la population ou d’être dans cet entre-soi dont je parlais. Mais en même temps, c’est aussi important de réussir à créer des espaces où on ne dépend pas de ces personnes et qui sont complètement autonomes. Le problème aujourd’hui, c’est que les femmes ou les personnes queer que je connais qui travaillent dans ces milieux-là, ne sont pas autonomes et dépendent d’un système qui les oppresse et qui comprend pas forcément leurs enjeux, leurs problématiques, etc. Mais aussi, qui instrumentalise ces problématiques, parce qu’aujourd’hui c’est à la mode d’être dans l’égalité, l’inclusivité, les LGBT, etc. qui en fait un marketing autour de ces problématiques. Ça reste très loin de leur quotidien. Alors que quand elles sont portées par les personnes concernées, il y a des choses qu’on vit au quotidien, des oppressions, etc. 

Quel rôle jouent les plus gros festivals/salles de concerts/ médias dans la résolution de ce problème ? 

Pour moi, ils ont un rôle essentiel. C’est eux qui créent des processus d’identification, c’est eux qui proposent des ”rôle modèles”. C’est aussi eux qui choisissent de faire la pluie et le beau temps et de désigner des personnes qui peuvent être dignes de visibilité ou pas. En fait, c’est le travail des festivals ou médias de montrer de nouveaux talents aussi. Maintenant on dirait que pour être programmé·e, il faut déjà avoir été programmé·e, pour avoir un article, il faut déjà avoir eu un article. On dirait qu’ils ne prennent plus aucun risque, ils ne misent sur personne et ils attendent de voir combien cette personne a de followers, combien de clics ou d’interviews, ou s’il y a eu un concert qui a bien marché, pour programmer parce que ça réduit les risques financiers. Sauf qu’au bout d’un moment ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Il y a beaucoup de rappeuses en France qui émergent et du coup on les retrouve partout. C’est très bien pour elles parce qu’elles le méritent et il est temps, mais en même temps, c’est assez problématique parce qu’on a l’impression qu’il n’y a de la place que pour une personne. Alors qu’en fait si, il y a de la place pour tout le monde. Il y a vraiment une énorme diversité dans le rap qui n’est pas représentée. C’est une responsabilité parce que pour l’instant ça ne reflète pas la réalité de terrain. 

Tu parlais de risques, est-ce que pour toi aujourd’hui c’est un risque de programmer des femmes ou de parler de femmes dans son média ? 

Ça dépend de qui tu es en fait. Si tu es Coachella, ce n’est pas un risque. Si tu es un petit festival indépendant ou un petit média indépendant, oui il y a une forme de risque en tout cas. Parce que le discours ambiant, qui pour moi est complètement faux, c’est que le public n’est pas prêt. On nous fait croire que si demain, un label majeur signe 5 rappeuses, elles ne vont pas rencontrer de public. Ce qui pour moi est totalement faux. Donc il y a toujours cette peur de l’échec, de perdre du lectorat ou sa communauté, ne pas remplir la salle, ou avoir un public exclusivement féminin, soit se couper d’une certaine communauté hip-hop. Pour moi ce sont des projections, de la peur, mais ce n’est pas avéré. Aujourd’hui, les concerts sont beaucoup plus mixtes, etc. Moi quand j’allais en concert dans les années 90, il y avait parfois 2 femmes dans le concert et souvent c’était les copines des mecs sur scène. Aujourd’hui ça n’a rien avoir. Donc ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de public. Mais on croit à ce discours de « le public n’est pas prêt ». C’est comme quand on dit dans les médias « le lectorat il attend ça, et il ne veut pas ça ». Mais qu’est-ce qu’on en sait ? Ce sont des projections mais on ne sait pas du tout vu qu’on ne fait pas d’étude pour savoir. Je pense que c’est une fausse prise de risques. C’est perçu comme tel, mais en vrai, ceux qui le font voient que non et que ça marche. Ça dépend aussi de comment on communique sur l’événement. Moi j’ai déjà vu des endroits qui font des soirées 100% rap féminin. Déjà le terme rap féminin j’essaye de l’utiliser le moins possible parce qu’il faut voir ce que ça dit aux gens. Ici, ça dit « Les femmes, la place qu’elles ont c’est juste dans une soirée dédiée pour elles » parce que ce serait féministe, la non-mixité, et c’est une fois par an et le reste de l’année, on peut programmer que des mecs tout le temps. Alors qu’il faudrait les deux. Il faudrait des espaces à des moments en non-mixité choisie, des espaces safe pour que les femmes ou les minorités soient en sécurité dans des espaces bienveillants. Le problème du risque et du public qui critique les seules femmes sur l’affiche, on le prend totalement à l’envers. Depuis quand on cède à des gens qui disent que la programmation est pourrie parce qu’il y a des femmes dedans ? Ce n’est pas pareil de dire que la programmation est pourrie à cause de la qualité des concerts, le son n’est pas bon sur scène ou de dire ça en raison de leur genre. Pour moi, on ne devrait pas céder à ça. On devrait dialoguer avec sa communauté, expliquer pourquoi ce n’est pas un problème, les inviter à se rencontrer peut-être, faire des espaces comme ça dans les festivals. Parce que si on déplace ça sur le racisme, ça ne marcherait pas. Ce serait évidemment hors de question de céder à la pression des personnes racistes. J’ai l’impression que ça va prendre du temps [d’arriver au niveau de décontraction qu’on a par rapport au racisme], mais pendant ce temps-là, c’est important de ne pas céder à un public qui serait sexiste. Peut-être aussi que les festivals, s’ils ont un public sexiste c’est qu’il faut qu’ils se remettent en question et qu’ils disent qu’ils ne veulent pas de ce public et que ça ne les intéresse pas de faire de l’argent avec des valeurs comme ça. Augmenter la part des femmes sur scène et faire évoluer son public en même temps, c’est le meilleur calcul à long terme.

On a souvent l’impression qu’il y a moins de rappeuses majeures, c’est vrai selon toi ?

Le problème est pris encore une fois à l’envers. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas visibles qu’elles ne sont pas au top et qu’elles ne pèsent pas. Si elles ne sont pas vues comme majeures, c’est parce que le système ne mise pas sur elles. Déjà parce que les grosses majors ne proposent pas de contrats aux rappeuses alors qu’il suffit qu’un rappeur fasse 100 000 vues sur YouTube et il y aura un contrat sur la table. Elles, elles vont devoir prouver, il va y avoir un rendez-vous, on va parler de leur look, on va peut-être les faire chanter etc. C’est le sexisme à l’œuvre tout ça. Dire, « Il n’y a pas de rappeuses donc je n’en programme pas », ça va à l’envers. C’est ton rôle d’en dénicher justement et de les mettre en avant. 

On ne voit que peu d’actualité concernant les femmes rappeuses sur les médias. Souvent, c’est parce que ces mêmes médias disent ne pas trouver d’actualité. Tu  trouves que c’est avéré ?

Mais il y a tout le temps de l’actu chez les femmes (rires). C’est fou de dire ça. C’est la moitié de la planète quand même. Moi qui poste pour mon média tous les jours sur Instagram, je fais 3 posts par jour sur des artistes qui ont sorti un titre ou un clip  durant la semaine qui vient de passer. Et j’ai du mal chaque semaine à sélectionner seulement 15 publications parce qu’en fait il y en a 45 par semaine. Pour moi l’actualité est permanente, ça dépend où tu la cherches. Si tu attends que les informations viennent vers toi alors que tu es un média, il y a plein de domaines où tu n’auras rien. Par contre si tu vas la chercher, te renseigner, faire une veille – enfin faire un travail journalistique de base – tu vas trouver que l’actualité des femmes elle est permanente. Moi j’ai même l’impression que parce que justement elles sont moins visibles et qu’elles savent qu’elles doivent batailler bien plus que des hommes, pour être reconnues, souvent elles sont très très actives. Il y a certaines rappeuses émergentes qui sortent genre 8 freestyles par mois, des clips, des featuring, etc. Donc j’ai l’impression de l’inverse, parce que souvent les rappeurs plus installés vont avoir moins d’actualité [purement musicale]. 

On parle beaucoup de laisser les femmes parler d’autres femmes dans les rédactions, mais toutes les femmes n’ont pas spécialement envie d’écouter des femmes et c’est souvent avancé comme argument. Tu en penses quoi ?

Ah oui, ça c’est sûr, mais comme tous les hommes n’ont pas envie d’écouter des hommes, non plus. La question n’est jamais posée dans l’autre sens. Il y a aussi des hommes, donc beaucoup dans mon entourage, qui ont envie d’écouter des femmes, ça on n’en parle pas. Quand tu aimes le rap, tu es aussi en contact avec cette diversité là. Ça bouge dans beaucoup de pays comme les États-Unis, l’Espagne, l’Angleterre mais aussi en Asie, en Afrique de l’Ouest etc. où il y a des gens LGBT+, sexisées, qui prennent le micro, qui ont un public, qui proposent d’autres choses en termes d’image, de déconstruction des clichés du rap, etc. Je pense qu’il faut aussi arrêter de penser que les artistes femmes c’est pour les femmes. C’est encore une fois super sexiste. Comme si l’homme était la norme, blanc était la norme, mince était la norme, et que tout le reste ce sont des niches qui s’écoutent entre-elles. Nous, quand on était petites et qu’on nous lisait des histoires, on a appris à s’identifier à des héros masculins. Pour les garçons on va leur dire qu’ils ne peuvent pas s’identifier à une fille ? C’est comme dire que Meghan Thee Stallion c’est un rôle modèle que pour un public de filles, c’est complètement faux. C’est un rôle modèle pour un public en général, c’est une super rappeuse mais une super artiste avant tout. Ça me semble être les arguments d’une autre époque. 

Interview réalisée par Caroline Bertolini, rédactrice en cheffe de La Vague Parallèle