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Par Camille Loiseau

En avril 2021, Manon Bonniel Chalier rêve d’un festival de musique déconfiné qui mettrait en avant les artistes « féminines »1. Elle poste un message sur un groupe Facebook engagé.

Quelques mois plus tard, sur la terrasse du Jam Hotel à Bruxelles, c’est le lancement du volet belge du  programme de mentorat entre femmes Mewem Europa (devenu depuis Les Lianes)2. À la demande : « Levez-vous si on s’est déjà adressé à votre collègue homme plutôt qu’à vous sur un sujet sur lequel vous étiez compétente », Manon s’exécute en même temps que les 10 mentores et 9 autres mentorées. Toutes les chaises se vident. Ces deux évènements extirpent Manon de l’isolement ressenti par les (trop rares) femmes qui parviennent à se frayer un chemin dans le secteur de la musique. De ces nouveaux liens et de la volonté d’en créer d’autres naissent Les Volumineuses : un collectif qui visibilise les artistes sexisé⋅es à travers l’organisation d’événements culturels.

Les Volumineuses occupent l’espace sonore, scénique et public : « Dans le secteur, les gens commencent à nous identifier mais ne savent pas combien on est. Moi je ne suis que la pointe de l’iceberg. En fait il y a toujours une dizaine de personnes derrière ». s’amuse Manon, coordinatrice du collectif à géométrie variable qui rassemble aujourd’hui 15 membres actives, sans compter leurs nombreux soutiens : bénévoles, technicien⋅nes, mentores et personnes associées.

Dès le départ, Manon a pensé les Volumineuses comme un projet collectif. Mais ce n’était pas le cas de tous·tes. Psst Mlle3 et rebel4 sont le fruit de volontés individuelles : Souria Cheurfi pour l’un, Zoé Devaux (DJ Zouzibabe) pour l’autre. Face à une montagne de travail colossale et une charge mentale écrasante, elles ont finalement fait le choix de (bien) s’entourer. Rapidement, elles y ont vu d’autres avantages, comme l’explique Zoé : « Je me suis rendue compte que penser ce projet seule n’avait pas de sens. Et puis j’en avais marre de devoir tout expliquer, de porter seule la casquette féministe, que tout soit une bataille. Le fait d’être un collectif ça aide à se sentir comprise sur les sujets qui te touchent et que tu as envie de défendre ». La plateforme féministe rebel est désormais alimentée par 4 cerveaux et collabore régulièrement avec d’autres collectifs.

Force, légitimité, partage d’expériences et échange de compétences : la liste des bienfaits (professionnels et personnels) apportés par les collectifs est longue. À l’issue de la première édition du programme de mentorat Mewem Europa, 86% des mentorées considèrent que leur mentore leur a permis d’affronter sereinement des situations difficiles. 71% estiment que le mentorat leur a permis de développer leur projet professionnel.5 Mais ces collectifs apportent-ils quelque chose à la scène ? La sociologue française Myrtille Picaud a comparé les scènes musicales parisiennes et berlinoises6. D’après elle, la présence de collectifs militants composés de membres aux trajectoires diversifiées participerait à une meilleure représentation de la société sur les scènes. Pour rappel, en Fédération Wallonie-Bruxelles, seules 17% des programmateurs sont des femmes.7 Elles ont tendance à programmer plus de personnes sexisées dans leurs lieux. C’est notamment le cas d’Eve Decampo à l’Atelier 210 qui témoignait dans le magazine Larsen : « Je ne fais pas vraiment d’effort pour trouver des artistes femmes parce que je fais partie d’une communauté où elles sont présentes. Une communauté qui, par ailleurs, n’est pas très intersectionnelle (peu de personnes racisées ou de milieux moins favorisés, – ndlr). On a tous nos angles morts. Mais nous y travaillons, pour entrer dans un cercle vertueux. »8

Collectifs féministes : un modèle utopique ?

Force est de constater que de nombreux collectifs réunissent des profils semblables. C’est le cas de Poxcat mais aussi des Volumineuses : « On est plutôt des personnes de classe moyenne, intéressées par le féminisme, la musique ou les deux. Françaises ou belges, entre 22 et 30 ans. Ce ne sont pas des profils très hétérogènes mais ça s’est fait comme ça. » constate Manon Bonniel Chalier. La formation organique des collectifs pousse des personnes aux vécus et expériences similaires à se rassembler. C’est d’ailleurs le socle sur lequel repose la notion de « sororité », un terme décrié par certain·es. Elise Dutrieux est musicienne. Elle est l’une des initiatrices de la plateforme Scivias et autrice d’une conférence intitulée : « Sororité et musique : de la nécessité pour les femmes de se rassembler. »9 D’après elle, le terme de sororité a tendance à « lisser » la réalité. Elle fait appel à l’histoire : « La plupart du temps, les non-mixités les plus valorisées réunissaient des femmes blanches et bourgeoises. » Aujourd’hui encore, Elise souligne la nécessité d’envisager la responsabilité politique des entre-soi : « Dans quelle mesure les entre-soi que l’on forme ne recréent pas les mêmes dynamiques que ceux que l’on dénonce – à la fois dans l’exclusion des minorités, des personnes qui ne se reconnaissent pas dans les catégories hommes-femmes ? » Emergent alors des questions quasi philosophiques : l’entre-soi peut-il être inclusif ? Sur quelles bases ? Comment (se) réunir sans exclure ?

De la philosophie à la réalité il n’y a qu’un pas. C’est pourtant cette dernière qui rattrape bon nombre de collectifs dont les membres (souvent renouvelés) jonglent entre travail rémunéré et activité bénévole comme le raconte Manon Bonniel Chalier : « C’est une activité bénévole qui prend beaucoup de temps et une certaine charge mentale. Les personnes qui ont laissé tomber ce n’était pas par manque d’envie mais parce qu’elles ne trouvaient plus le temps ou l’énergie après leur semaine de boulot. » Après 2 ans d’existence, seules 2 personnes du groupe initial sont encore présentes au sein des Volumineuses, dont Manon. Pour Zoé Devaux, rebel doit rester pour le moment un « à côté » : « ça permet de ne pas avoir de pression, de prendre une pause quand on veut. Le but ce n’est pas que ça devienne un truc lourd à porter. On le fait pour le kiff et pour proposer autre chose, c’est ça la priorité. » L’argent généré par rebel est systématiquement réinjecté dans le projet. Malheureusement, la précarité financière et la difficulté des sujets traités mènent parfois au burn-out militant. Plusieurs collectifs ont déjà tiré la sonnette d’alarme : iels réclament un soutien pour que leurs membres soient reconnu⋅es, rémunéré⋅es et valorisé⋅es pour leur expertise.

Les collectifs ne sont pas à l’abri des écueils qu’ils dénoncent, certes. Cela délégitime-t-il leur existence, leurs propos ou les miroirs qu’ils renvoient à une scène musicale encore bien souvent blanche, masculine, privilégiée et engoncée dans des codes peu souvent discutés ou remis en question ? Certainement pas.

Réinventer la scène musicale

Psst Mlle, rebel, les Volumineuses, les collectifs rencontrés ont tous commencé de la même manière : en organisant des événements et en bookant des artistes, musicien⋅nes et DJ. Aux soirées se sont rapidement ajoutés des ateliers en mixité choisie (Djing, typographie inclusive…), des conférences (sur la notion de “safe space” notamment), projections et autres moments d’échange qui gardaient la musique comme fil conducteur mais apportaient une autre dimension. Souria Cheurfi exprime l’envie de s’attaquer à la racine du problème : « La présence d’artistes sous-représentées dans les line-up c’est important mais ce n’est que la conséquence. » Pour que ces personnes accèdent aux scènes, elles doivent être formées, légitimées et accompagnées. Ces dernières années ont vu les line-up s’ouvrir pour devenir (lentement mais sûrement) plus représentatifs. Les collectifs, eux, sont déjà au niveau suivant. Ils invitent à repenser les fonctions genrées pour que la communication n’incombe plus systématiquement aux femmes et que la programmation ne soit plus le bastion des hommes. D’autres modèles se dessinent parmi lesquels la collectivisation ou le roulement entre les différents postes. Ce qui se joue ici, c’est un retournement des hiérarchies, une subversion des rapports de pouvoir, non pas pour qu’il change de « camp » mais pour qu’il soit diffus, et pourquoi pas dissous.

« On organise les événements auxquels on aurait aimé aller. » Il ne faut pas tendre l’oreille longtemps pour entendre cette phrase dans la bouche des collectifs. Ce qui rend ces expériences différentes c’est qu’elles ont été pensées de manière globale, de l’accueil au line-up en passant par la sécurité, l’aménagement de l’espace et les équipes employées. Puisque l’accessibilité d’un événement se décide dès le prix du ticket d’entrée et que sa sécurité ne dépend pas que de la présence de sorteurs à ses portes. Les chartes, discours préventifs et « care team » font leur arrivée dans les événements plus grand public. On ne peut que s’en réjouir. Bien souvent, ils ont été inspirés par les collectifs.

Plus que de nouvelles manières de faire, les collectifs cultivent des valeurs parmi lesquelles l’entraide, la communication, l’écoute et le soin : des valeurs dites « féminines » (et donc dépréciées) qu’ils s’emploient à réhabiliter. Pour parvenir à faire fonctionner un groupe de 15 personnes, les Volumineuses se sont faites accompagner. Un processus suite auquel elles ont mis en place des outils qui permettent à chaque membre de s’investir pleinement et sereinement dans le projet : une météo du jour en début de chaque réunion, une distinction nette des canaux de communication personnel et professionnel, un calendrier des vacances de chacune, une boite mail partagée et la persistance de moments informels. Beaucoup de ces collectifs ont grandi sur un terreau fait de discriminations, de (micro)agressions et parfois même de violences dont sont victimes les personnes sous-représentées. Pourtant, Elise Dutrieux en est certaine, certains espaces de non-mixité sont (aussi) « réparateurs ». Et si on plaçait le soin au cœur de nos collaborations ?

Plusieurs de ces collectifs ont amorcé des réflexions et actions qui pourraient amener à un remaniement profond de la scène musicale et artistique telle qu’on la connaît aujourd’hui. À condition qu’on les écoute, qu’on les soutienne et qu’on leur donne les moyens et la place qu’ils méritent sur scène et au-delà.

Camille Loiseau

1 La terminologie évoluera par la suite en faveur du terme “artistes sexisées” c’est-à-dire des personnes victimes du sexisme comme les femmes cis-genres, les personnes transgenres, les personnes non-binaires et les membres de la communauté LGBTQIA+.
2 Les Lianes est un programme qui accompagne les femmes, les personnes non-binaires, transgenres et a-genrées dans le développement de leur carrière au sein du secteur musical en Belgique.
3 Collectif et plateforme féministe intersectionnelle lancée en février 2018 qui vise à améliorer la visibilité des personnes sous-représentées dans la musique.
4 Plateforme féministe qui sensibilise à la sécurité et la visibilité des femmes et autres minorités sur la scène musicale.
5 Étude en ligne : The role of mentoring
6 Dans les musiques électroniques, à Berlin, on comptabilise 18% d’artistes femmes et issues des minorités de genre, contre 10% à Paris, d’après une étude de Myrtille Picaud.
7 Rapport #1 par Scivias
8 Article dans le magazine en ligne Larsen
9
Conférence donnée aux Rencontres Trans Musicales de Rennes le 10 décembre 2022. Retrouvez l’enregistrement audio de la conférence et le texte qui l’accompagne : https://lamantedeseaux.com/sororite-et-musique/